L'incognito est un impossible furieux lorsqu'on est non seulement une jumelle, mais une triplée. La situation l'exige malgré tout, ce pourquoi les mesures sont drastiques : elle s'est habillée comme Sera. La routine maquillage a été revue pour coller à l'apparence pour toujours fatiguée de sa jumelle.  Pas l'ombre d'un coup de peigne dans une tignasse qu'elle s'est faite tresser à la va-vite ; Sera jure que c'est largement plus pratique et que c'est assurément le seul point fort de ce monde, peu importe ce que ça signifie. Les vêtements qu'elle lui a emprunté lui font l'impression de vivre dans une couverture rapiécée dans laquelle on s'est mouchée. Sera sent un mélange impossible d'épices, d'herbe brûlée et de cannelle. Lenny croyait pouvoir tolérer cette odeur sur sa peau, mais force est de constater qu'elle s'est surestimée. Toutefois il fallait choisir, et au moment de se décider, elle n'est pas parvenue à se résoudre à opter pour Del plutôt que Sera, sous prétexte que Sera est simple, plus passe partout. Del est un arc-en-ciel ultra sexualisé à elle seule. L'intention est de s'épargner l'attention. Elle ne ressemble à rien, mais l'ironie tend à prouver qu'elle n'a jamais été aussi bien assortie à la tempête qui gronde en elle. Qu'importe qu'elle se fasse passer pour Sera, qu'importe qu'elle se trouve loin de chez elle, tout est impératif.  Wren n'a pas menacé, ni insulté, et c'est certainement ce qui trouble le plus. Il a simplement hurlé, frappé dans les murs, sur la table, reproché en crachant tout son désarroi et toute sa déception, alors même qu'elle n'a rien donné. Elle n'a rien confessé, n'a pas nié en bloc non plus, mais il n'a rien gagné de l'embuscade tendue alors qu'elle sortait de chez elle. Elle a gardé pour elle combien elle lui en veut d'avoir été jusqu'à se plaindre, pleinement et ouvertement, avec ce cran ingrat et révoltant qui n'existe que chez les petits gosses de riches qui ont tout et font un caprice. Qu'il n'a pas le droit, alors que c'est tout à fait justifié de sa part. Et qu'elle le déteste. Vraiment. Jusqu'ici, elle parvenait à garder un rien de contenance et de bon sens, animée par une volonté ferme de faire les choses bien et de ne pas se laisser consumer par l'attitude désinvolte de son désormais ex-mari. Mais elle le déteste de faire plonger Isiah avec eux.
Parce qu'il a flairé quelque chose de pas net, Ray lui fait glisser un café déjà sucré et couronné d'un nuage de lait, accompagné d'un sourire évocateur. Sera ne boit pas de café, et elle comprend que son subterfuge ne prend pas ici. Heureusement, elle est entourée de sa seule véritable famille ici, et ce sourire que Ray lui donne fait foi d'une certaine forme de sécurité. Ici, c'est le vrai Nola. Le fond du pot, la banlieue sauvage, diront les ignares. Isiah s'installe en face d'elle, et parce qu'elle sent que ça ne doit pas être aussi rassurant pour lui que ça ne l'est pour elle, elle se lance sans se faire prier. “ It's fine, don't worry. We're too far away from Crescent Grove, and people think I'm my sister.  ”  Et ils s'en foutent, de toute façon. Ils se trouvent dans les tréfonds de la Nouvelle Orléans, où les secrets des Armstrong sont légions et rudement bien gardés par la population majoritairement créole du coin. On ne s'attarde même pas sur eux, parce que chacun à ses propres problèmes et aucun avis à donner sur ceux des autres. Et si elle a été suivie jusqu'ici, ce qui lui semblerait être extrême malgré tout, probable que le sbire s'est acquitté de sa tâche en croyant avoir fait erreur sur la personne. “ Call me Nyus, would ya, ” demande-t-elle, feignant le désintérêt total pour l'homme qui se tient devant elle. Apparences, toujours.   “ I know, it's stupid, but it's Sera's nickname apparently, so...  ” Et ça ne devrait pas être bien compliqué, dans le fond ; peut-être même que tout ça inspirera un semblant de familiarité toute curieuse. Ils en sont là, quand même. Elle trouve ça dingue. D'être totalement contrôlée par toute la populace d'un seul quartier, d'être à la merci totale de l'opinion publique. De ne pas pouvoir être elle-même, ne serait-ce que pour prendre un café avec son avocat, ou son petit ami. Elle voudrait tendre une main au-dessus de la table et prendre la sienne, mais s'obstine à tenir sa tasse de ses deux mains pour s'en empêcher. Quelques secondes d'un lourd silence défilent, avant qu'elle ne se décide : “ I'm so sorry. ” Pour tout. Wren qui n'a rien trouvé de mieux à faire que de lancer des accusations puériles, même si fondées. Pour l'enquête qu'il est en train de subir par sa faute. Pour avoir volontairement participé à leur relation alors qu'elle aurait dû rester à sa place et tenir son rôle. Surtout, pour le jugement des autres, et parce que c'est encore aux standards profondément américains, perpétrés par ces connards qui se planquent derrière leurs white privileges, de choisir pour eux ce qu'ils doivent être. “ Del will say you are friends, if you need to explain ... I don't know, if they ever come up with questions about me, certain outings, or... I don't know.   ” Elle échappe un soupir éreinté, aussi dépassée qu'on puisse l'être par de telles proportions, de telles mesures. “ I think we've reached a dead end.  ”  Elle ne le pense pas, elle est plutôt certaine. Ils n'auront jamais la paix, et elle refuse qu'il se prenne les pieds dans son travail à cause d'elle. Tout comme elle n'est pas certaine de pouvoir continuer comme ça. Pas après que Wren ait littéralement pété une durite, et qu'elle soit incapable de lui refuser que sa crise soit justifiée. Ils viennent de divorcer, et même s'il n'a aucune vraie preuve, elle sait au fond que ça ne se fait pas et ne peut pas s'imaginer son état si elle avait été à sa place.