Une cascade de cheveux châtains ondulés dégringole par-dessus la barre, tandis que ses bras se replient contre le bois, sa tête penchée sur l’eau. La sorcière attend, patiente, que le kraken revienne de la mission que lui a confiée son maitre. Père, maitre, deux synonymes dans le cas du pirate et de sa fille soumise à sa volonté. Ça ne durera qu’un temps, entend-elle dans son esprit pétri de magie et d’un peu de clairvoyance en l’avenir. Elle sait, elle, que son rôle ne s’arrêtera pas à cela. Elle ne sera pas toujours la sorcière du Hollandais volant. Elle est l’alliée d’Ezra, la condition de sa liberté tout comme elle représente, à cet instant, la raison de sa captivité. Elle sait Ezra, elle sent Ezra. Profondément liée à elle, Megara sent que les deux âmes qui occupent leurs deux corps se connaissent depuis bien d’autres vies. Ezra a été et sera toujours liée à son existence, dans ce monde comme dans d’autres. Les sorcières possèdent ce genre de savoir, des certitudes qu’elles savent avérées mais qu’elles seraient bien incapables de prouver. Elles voient et sentent l’invisible et l’insensible. L’air est chargé d’une électricité qui s’affole lorsque les êtres vivants se croisent et réagissent les uns aux autres. Les sorcières se gavent de ces charges positives et négatives entremêlées, se jouent des relations des vivants qu’elles pressentent et décryptent mieux que personne. La malice qu’on leur prête, elles sont nées avec, faites comme cela. Megara, comme la majeure partie des sorcières, voit ce qui échappe. Les ténèbres lui sont familières, de même que les profondeurs océaniques sans lumière. Spécialiste des abysses, elle se tient en dessous de la lumière et attend de sentir la chaleur électrifiée du corps d’Ezra en train de remonter à la surface. Son regard se perd en miroir dans l’eau sombre, y plonge pour sonder les ondes de chaleur et celles, glaciales, qui s’entremêlent dans l’eau en mouvement. — En chemin, murmure-t-elle et les mots font à peine remuer ses lèvres. Les sorcières parlent, seules, et ça inquiète ceux qui sont autour d’elles. Les pirates craignent Megara, qui comme toute sorcière, murmure pour d’autres, que personne ne voit, en regardant à travers eux. Le fond de l’eau frémit, rendu bouillant par la présence de la colère, contrebalancé par le gel de la fureur : le kraken remonte. Avec lui, une mare de sang que ses tentacules noient dans la mousse née de ses mouvements brutaux, larges. Megara voit l’eau se troubler, gronder, et l’océan tout entier se gonfle pour cracher hors de lui, immense et noir dans le ciel gris, l’un de ses plus grands démons. Le kraken troue la surface, fait exploser l’enveloppe qui recouvrait son énorme tête. Éjectée hors de l’eau, son ombre géante plane au-dessus du bateau dans une suspension sinistre. Ses tentacules, de plus de deux mètres chacun, s’étendent de chaque côté de son corps trempé, des algues noires et vertes encore agrippées à sa chair se balançant dans l’air suspendu. La sorcière étend les bras tandis que le kraken barre le ciel, une roue de feu apparait et entoure l’animal qui, sous l’effet meurtrier de la chaleur, se recroqueville et se réduit jusqu’à n’être plus qu’une forme minuscule et maigre. Au milieu de la roue enflammée en plein ciel se trouve suspendue une femme au corps frêle. Les bras de Megara déplacent le feu et la femme en son centre au-dessus du navire. Elle abaisse lentement les mains, invitant son sortilège à suivre ses mouvements. Le feu s’évanouit lorsque la femme touche le sol. Nue et trempée lors du rituel que les marins ne sont pas autorisés à voir. Personne ne pose le regard sur le corps nu de la fille de Calypso, sous peine d’être changé en algue – ainsi en a décidé Megara, qui s’approche d’Ezra tout en faisant disparaitre les flammes qui l’entouraient. D’un mouvement large du bras, elle fait apparaitre entre ses doigts une longue robe blanche, qu’elle dépose sur le corps inerte avant d’effectuer de nouveaux sortilèges. Le tissu se faufile autour de la chair, l’entoure, l’enrobe jusqu’à ne faire plus qu’un et habiller Ezra. Megara tombe à genoux devant elle et se penche, son rideau de cheveux recouvrant le visage d’Ezra d’un voile de pudeur. Ses doigts, puis sa main, se déposent contre son front, et les murmures de la sorcière accompagnent le réveil du monstre redevenu fille. Lorsque Ezra ouvre les yeux, le rouge a quitté ses iris. La colère du kraken n’est qu’une ombre qu’on distingue au fond des pupilles, et c’est désormais l’épuisement qui retrouve ses quartiers dans le regard de la jeune femme. Avec douceur, Megara attrape dans les siennes les mains d’Ezra, et l’invite à se relever. Une fois les deux femmes debout l’une face à l’autre, alors que quelques centimètres à peine séparent leur visage, Megara ancre son regard dans celui d’Ezra. — Plus pour longtemps, dit-elle à voix basse, sans que quiconque dans l’immensité de l’océan ne puisse percevoir son dessein.